La cheffe indépendante Béatrice Fabignon met à l’honneur la cuisine créole des Outre-mer, de la Martinique à la Guadeloupe, en passant par la Guyane, La Réunion, Tahiti et même au-delà ! Ce qui fait d’elle une respectable ambassadrice de cette culture culinaire. Une autodidacte qui a appris le métier en observant ses parents antillais aux fourneaux dès l’enfance et ensuite plus tard, auprès de professionnels pour la technicité. Rencontre avec cette Guadeloupéenne passionnée, qui, en plus de mitonner les meilleures recettes créoles d’Outre-mer ou encore caribéenne est à l’origine de différents événements valorisant les territoires comme le TROPHY TABLE ART : 1er concours d’excellence des Arts de la Table du Service et de la Gastronomie, ou encore Le CHALLENGE SAVEURS D’OUTRE-MER.
L'équipe de Tous Frères a été heureuse d’apprendre que La Cheffe Béatrice Fabignon a été nommée Chevalier de l’Ordre National du Mérite par décret du Président de la République en date du 15 mai 2025 juste après notre tournage.
Propos recueillis par Laurent Adicéam-Dixit
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Qu’évoque le verbe « Manger » pour vous ?
« Manger, c’est bien plus qu’une simple nécessité, c’est une expérience sensorielle. C’est aussi un moment de partage, de plaisir, et de convivialité. Manger, c’est aussi une manière de se reconnecter à ses racines, à l’histoire de ses ancêtres, à la culture d’un territoire. C’est un acte qui unit, qui rassemble autour d’une table, et qui, je l’espère, laisse des souvenirs mémorables. »
À ce propos cuisiner lors des fêtes, des cérémonies religieuses, ça vous titille ? Le repas est-il un acte spirituel ?
« Oui, c’est un acte spirituel car il fait travailler l’âme et l’esprit et je suis très sensible à la codification et à l’art de la table et celles des fêtes surtout ! Pour moi, un repas bien préparé et bien servi doit être une expérience complète, qu’il soit simple ou plus élaboré, c’est un vrai moment de partage. C’est une question de respect des produits, des saveurs, mais aussi du service autour de la table. Quand je prépare un plat, ce n’est pas seulement la nourriture qui compte, mais aussi la manière dont elle mise en valeur, le cadre dans lequel on la déguste, et le service qui l’accompagne est presque un service religieux ! »
Remerciez-vous Dieu à table ?
« De ma confession dans laquelle j’ai grandi cela fait partie de mon héritage. Je me souviens qu’une prière était dite à chaque grande occasion avant de débuter le repas. On remerciait Dieu pour les bonnes choses qui sont sur la table et on bénissait les personnes qui avaient préparé le repas. Dans un monde où tout va très vite, ces moments de recueillement, même s’ils sont brefs, ont une vraie importance. Ils me rappellent de rester humble et reconnaissante. »
Avez-vous entendu parler de 'nourriture spirituelle' ? Je vous cite l’évangile. Comme Jésus l'a dit : "Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son œuvre" (Jean 4.34).
« Nourriture spirituelle », c’est un terme que j’ai effectivement entendu à plusieurs reprises, et pour moi, cela peut évoquer une cuisine qui prend soin à la fois du corps et de l'âme. C’est une cuisine qui va au-delà de la simple nutrition, qui nourrit aussi l’esprit et les émotions. C’est un peu comme une forme de réconfort, de bien-être où chaque bouchée devient un moment de plaisir, de réconfort, mais aussi de partage. Quand je cuisine, j’essaie toujours d’offrir quelque chose de plus qu'un simple plat : je veux que ce soit un moment où les gens se sentent bien, où ils se nourrissent à la fois physiquement et mentalement. »
Vous souciez-vous de leurs goûts ?
« Il est aussi très important, pour moi, de m’adapter aux besoins de mes clients. Par exemple, quand quelqu’un me demande un menu « sain », je fais en sorte de lui proposer des plats plus légers, sans trop de matières grasses, tout en respectant les saveurs et l’authenticité des recettes. Je perçois ces demandes comme une forme de bonne nutrition, et j'essaie toujours de répondre à cela avec autant de soin que pour un menu plus gourmand. »
Quand vous réussissez votre plat, vous arrive-t-il de dire « Merci mon Dieu » ?
« C’est vrai que je le dis souvent, mais c’est plus un réflexe, un élément de langage qu’une véritable dévotion. C’est comme une petite expression de soulagement ou de satisfaction après avoir réussi un plat. C’est un peu comme quand on se félicite après avoir réussi quelque chose de bien fait. Mais bien sûr, ce n’est pas une prière ou un acte spirituel en soi. C’est plutôt une manière de montrer qu’on est content du résultat, comme une sorte de remerciement spontané pour la réussite, même si ce n’est pas forcément un geste religieux ou solennel. »
Dans la religion hindoue, on mange souvent à la main, et vous ?
« Aux Antilles, il y a le mélange des cultures - notamment indiennes - dont certains sont hindous et effectivement, ils mangent avec la main. Et nous, dans notre culture créole on le fait également pour certains plats. »
Est-ce sensoriel ?
« Manger à la main permet de toucher les aliments ce qui engage tous les sens. C’est un moyen de vraiment apprécier les aliments à un niveau plus instinctif et sensoriel. Dans de nombreuses cultures, manger à la main fait partie de la tradition. C’est un geste profondément enraciné dans l’histoire des peuples qui l’ont utilisé bien avant l’invention des couverts. Dans les cuisines créoles, et plus largement dans les cuisines africaines et asiatiques, ce geste est souvent perçu comme un moyen de montrer du respect envers la nourriture et les traditions culinaires. »
Comme un rite donc ?
« Manger à la main est souvent associé à des repas partagés en famille ou entre amis. C'est un acte de communion et de partage, un rite si vous voulez. Manger à la main peut aussi être une question de praticité. Avant l’apparition des couverts modernes, les mains étaient le principal moyen de manipuler et de consommer les aliments. De plus, certains plats sont simplement plus faciles et plus agréables à manger avec les mains, comme les accras, les boudins, le colombo, le trempage, le bounia, le mataba, etc. »
Vous venez de passer des heures en cuisine, et une fois que le service est enfin prêt, vos convives ou vos clients s’empiffrent allégrement, quelle est votre réaction ?
(Elle éclate de rire) « Ça m’énerve ! En famille et avec les amis, c’est encore comme un rite, on attend tout le monde avant de débuter le repas, j’aime qu’on apprécie la table dressée et qu’on ne se jette pas sur le pain ou l’entrée. Ce serait profaner de ne pas attendre les personnes qui se sont donné du mal en cuisine. Mais quand il s’agit de mes clients, une fois qu'ils sont servis, je retourne en cuisine. Il n’est pas question de les surveiller, je les laisse profiter de leur repas comme ils l’entendent, mais je n’hésite pas à leur rappeler qu’un bon repas, ça se savoure.»
Face à l’impatience d’invités qui rouspètent parce qu’ils ne voient pas les plats arriver à table, que leur dites-vous ?
(Sourire) « Eh bien, dans la sphère privée, je dis les choses comme ma maman me l’a toujours enseigné. Elle a cette petite phrase qu’elle me rappelle souvent : « Contemplez la manière dont la table est dressée, ça a son importance. » C’est vrai que chez nous, l’art de dresser la table fait partie intégrante de l’expérience du repas. Avant de se « jeter » sur les plats, il y a un moment où il faut prendre le temps d’apprécier la présentation, l’ambiance, la convivialité. Ça fait partie du rituel, et même si l’impatience se fait sentir, je leur rappelle que chaque chose en son temps. Un bon repas, ça se mérite et ça se savoure, alors un petit peu de patience n’a jamais tué personne ! »
Que faites-vous face à un convive ou un client qui n’aime pas votre cuisine ? Lui proposeriez-vous de lui concocter très vite quelque chose ?
« Vraiment, je vous le dis ça ne m’embête pas que quelqu’un de ma famille ou des clients, n’aiment pas car tous les gouts sont dans la nature. Le plat va être réussi pour l’un mais pas pour l’autre, c’est une affaire de goût. En tant que professionnelle, si l’un des invités n’aime pas un plat, bien sûr, je vais tout faire pour que son expérience soit agréable. Si je vois que ce n’est vraiment pas à son goût, je lui proposerai volontiers de lui préparer quelque chose d’autre dans la mesure du possible. »
Quand vous faites manger quelque chose de nouveau à un client comment ça se passe ? Quand ils sont profanes à la cuisine créole par exemple ?
« Bien en général, je fais rarement des menus surprises et comme je suis les consignes de mon client, il n’y a pas de dégât, on va dire. Je ne propose jamais de menus préétablis, comme un menu A, B ou C, parce que je trouve que chaque plat doit être une expérience unique, et choisi selon les préférences de la personne. Mon but est de faire en sorte qu'ils se sentent à l’aise tout en découvrant des saveurs nouvelles. »
Personnellement proscrivez-vous certains aliments?
« Oui, le ris de veau, les oursins …et la truffe ! »
La cheffe nous avoue que la truffe par son odeur peut l’incommoder gravement, c’est épidermique ! Même si c’est un produit noble, elle est capable de la sentir de très loin ; et pour cause nous aurions pu lui demander d’en faire son métier (chasseuse de truffes) puisqu’elle est capable de détecter son odeur à mille lieues !
Vous arrive-t-il de céder à la tentation ?
Tout le temps ! Dit-elle, en rigolant.
Manger, c’est donc sacré ?
« Je vois où vous voulez en venir …d’un point de vue religieux, oui par mon éducation sinon manger apporte la vie, c’est donc essentiel, manger, c’est sacré ! »
Vous êtes-il arrivé de cuisiner pour des associations, des œuvres caritatives, des causes qui vous tiennent à cœur ?
« Bien sûr, d’ailleurs j’intègre cette notion de distribuer « les surplus» à la fin de chaque banquet aux personnes les plus démunies dans la rue. »
La cheffe est vraiment soucieuse de cette cause « donner à ceux qui n’ont rien », elle prône aussi l’anti gaspi et l’applique à son quotidien. Pour la cheffe, jeter, gaspiller de la nourriture, c’est un péché. Du côté professionnel comme privé, elle prend conscience de ce qu’elle va pourvoir offrir à manger en fin de service et s’atteler ensuite à une maraude.
« Lors d’un concours, celui du Trophée de l’Art la Table à Tahiti, j’ai demandé à tous les participants : apprentis et professionnels de ne jeter aucune nourriture à la poubelle. A l’issue du concours, nous avons tous mis la main à la pâte pour confectionner un bon repas pour une association, celle en question était pour des sans-abris ; et nous avons fait la distribution devant l’église de Papeete. Une joie ! Et pour moi, l’évènement prend fin jusqu’à là. »
Quel style de cuisine préférez-vous ?
« Bien évidemment, la cuisine créole mais j’aime aussi la cuisine des continents asiatiques, des pays comme le Japon, la Corée, la Chine… »
Qu’est-ce que le goût pour une cheffe comme vous ?
« C’est primordial, le goût donne des sensations, du plaisir, si on apprécie le produit cuisiné on se délecte, on a envie d’y revenir. Vous savez ? J’ai perdu le goût pendant le covid, comme la plupart d’entre nous, ça été un vrai cauchemar ! L’odorat y passe aussi. J’ai pris conscience de beaucoup de choses car c’est mon métier d’employer mes sens et j’avais perdu le goût et je vous assure que ça ne donne plus envie de manger. Heureusement, grâce à Dieu, si j’ose dire, c’est revenu ! »
Un plat, un dessert qui vous fait culpabiliser après l’avoir mangé ?
« Mais jamais de la vie je ne culpabilise pour ça ! Je peux faire 20 km pour aller me chercher un millefeuille ! C’est juste une envie, c’est tout ! Raisonnable ou pas. » (Rires)
Un souvenir culinaire ?
« Les bonnes tables familiales les dimanches, les déjeuners sur la plage aux Antilles, c’est aussi pour ça que je suis devenue une cheffe. »
L’avenir culinaire ?
« Surtout pas d’insectes pour moi et je n’en cuisinerai pas ! Parce qu’il est plus facile de faire aimer ce que l’on aime faire. »
Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ?
« Je n’y crois pas ! Je trouve cela vraiment réducteur. Je mange selon mon humeur, je peux craquer à tout moment pour un chocolat chaud avec de la chantilly et une pincée de cannelle, alors qui je suis selon vous ? »
Interview réalisée dans le cadre du tournage de l'épisode
"Hors les Murs" de Tous Frères sur Le Repas.
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“Petits plats comme aux Antilles,” Hachette Livre (Marabout)